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“Jamais je ne lui pardonnerai! Il m’a fait trop mal!” C’est ainsi qu’Amandine parlait de son père en séance.

Je comprenais d’autant mieux sa difficulté à pouvoir envisager un quelconque pardon que je m’y étais confronté quelques années plus tôt. Tout comme Amandine j’ignorais alors tout du pardon. Je me contentais à vrai dire de suivre diverses postures bien commodes telles que: “Qu’il commence déjà par réaliser ce qu’il m’a fait, je verrai alors s’il y a lieu de lui pardonner!” ou “J’oublierai jamais! Pas question de se réconcilier!”.

Je restais persuadé que “pardonner” restait inutile voire constituerait plutôt un aveu de faiblesse. Seul m’importait de pouvoir enfin exister aux yeux d’autrui. Certes, si les raclées paternelles avaient cessé les invectives telles que “t’es vraiment un petit con!”, “avec tout ce que je fais pour toi !” continuaient. J’étais brisé, rempli de rage et cultivais mon envie de revanche.

Je restais contaminé par mon histoire mais sans pouvoir encore l’admettre. Le jeune professeur de Lettres débutant qui venait d’entamer une psychanalyse croyait vraiment pouvoir venir à bout de son mal-être grâce à ce double engagement. Pouvoir enfin tourner la page de ce passé encombrant et gagner une légitimité à être considéré, estimé. De surcroît l’indifférence vis à vis de mon père trouvait là sa justification.

Ce sont mes élèves qui se chargèrent indirectement de m’enseigner. Tous étaient en rupture familiale et scolaire, certains tellement opposés à l’autorité que non seulement la violence ne les rebutait pas mais qui plus est, les encourageait à en découdre. Instantanément le regard d’Eric me revient: il me narguait, me défiait en classe. Ses yeux avaient cette particularité d’être inexpressifs, comme vides. Je redoutais chaque jour l’affrontement jusqu’au moment où lors d’une récréation je suis intervenu. Eric comme à son habitude faisait régner sa loi, brutalisait les plus faibles, sûr de son impunité. N’y tenant plus, je bondis pour le saisir à la gorge. Ses pieds ne touchaient plus terre. Ce sont les interventions de mes collègues qui stoppèrent mes hurlements. Que m’arrivait-il? Immédiatement défilaient dans ma tête tous ces instants oubliés où enfant j’étais à la merci des coups de folie de mon père.

Je ne pouvais plus ignorer combien mon passé agissait encore dans ma vie présente. S’imposa derechef, me former pour devenir psychanalyste : tous y ont gagné, le professionnel en quête de reconnaissance, les élèves et les patients dont je pouvais tenir à distance et encadrer les souffrances.

Pour autant je n’étais pas en paix, ni totalement satisfait de l’aide apportée aux analysants. Ma forte implication professionnelle m’empêchait de m’attarder sur le fond de tristesse latent qui régissait ma vie. La naissance de mon fils suivi très rapidement de son décès furent l’électrochoc décisif. Outre l’absurde total que contient “naître pour mourir aussitôt”, s’y adjoignait le double handicap d’Arnaud, “handicapé du cœur et de la parole”.

Quel choix me restait-il? Ou sombrer dans les abîmes de la dépression, ou trouver sans relâche le sens à ce qui déferlait dans ma vie.

Je me tournais alors vers la psychanalyse corporelle. Parce qu’elle s’appuie sur la mémoire du corps par de successifs dévoilements. Elle me permit de changer en profondeur mon point de vue. Jusqu’à présent je n’avais eu comme seul moyen de dire mon drame intérieur tellement enfoui que de prendre inconsciemment en otage autrui pour reproduire, remettre en scène un instant douloureux subi dans mon passé. Ainsi avec Eric. Mon élève par son comportement brutal, sans retenue, jusqu’à son regard inexpressif rappelait en l’incarnant mon père dans ses moments les plus insupportables et inquiétants. Pourtant il représentait également quand je lui tombais dessus, le jeune garçon de 8 ans semblable à celui que j’avais été: effrayé, impuissant, sans aucun recours en face d’un adulte hors de lui. Quant à moi, inconsciemment, par un étrange mimétisme je finissais par ressembler à ce père que j’avais tant détesté : je me comportais comme lui. On aurait dit que je voulais légitimer son comportement en le faisant mien. Changer d’angle de vue, voilà ce que m’apporta en premier cette nouvelle psychanalyse. M’éduquer patiemment à travers les séances corporelles suivies des séances de verbalisation. Ne plus être dupe de ce qui se répétait inlassablement. Bref, ne plus simplement se contenter de subir son histoire. Enfin, approcher pas à pas ce moment fondateur originel où ce comportement incontrôlé et incontrôlable s’est mis en place. Saisir le scénario traumatique° dans son déroulé concret, précis c’est enfin trouver le sens de ce qui s’est joué et réussir à s’appuyer sur une vraie distanciation avec soi et les acteurs du drame. L’accès au pardon commence par ce travail de démystification, de décontamination progressif. Un trop-plein émotionnel peut enfin se déverser et nous décrasser.

Seconde découverte : réussir enfin à s’appréhender comme victime innocente. J’autorisais enfin mon être, mon cœur à pleurer, à hurler sa souffrance d’enfant: ses terreurs, sa rage, son impuissance. Plus question de le taire. Le processus du pardon passe par cet écoulement émotionnel et conduit par conséquent à réussir à se pardonner déjà à soi-même de n’avoir rien pu empêcher, ni stopper de l’attitude dévastatrice du bourreau de circonstance de l’histoire passée. En allégeant mon cœur, je cessais de m’emmurer, je commençais à sortir de la prison que je m’étais construite moi-même. Avec Eric, j’entretenais sans le percevoir la mécanique d’un désir de vengeance, l’envie de faire souffrir l’autre à mon tour. Cela consistait en fait à tenter de cicatriser ma plaie psychique en la rouvrant sans cesse.

Troisième découverte: oser exprimer sa rage, envers celui qui m’a brisé. Ce lâcher-prise n’avait jamais durant toutes ces années ni été reçu, ni encouragé ni autorisé. C’est bien d’ailleurs faute de l’intégrer au processus du pardon que l’on se condamne à ressembler à son persécuteur. Y a t’il pire horreur que celle consistant à constater que non seulement je me comportais comme mon père et qu’en plus j’étais la principale victime du mécanisme. Toute cette énergie concentrée à haïr, à régler ses comptes court-circuitait toute tentative de pardon. Paradoxalement, c’est au bout de l’expression de cette haine que le cœur se décadenasse. De ce fait, pardonner devient un cadeau d’amour que l’on se fait à soi-même. Le “je t’en veux à jamais” adressé à mon père soulignait simplement que je ne voulais pas lâcher le lien qui nous enchaînait. Renoncer à ce lien pathogène c’était permettre de nous libérer l’un et l’autre de ce qui s’était passé. Je ne cautionnais ni n’excusais pour autant ce que dont mon père était responsable.

Quatrième découverte : accéder à la misère de ce papa à partir de laquelle il ne pouvait se comporter autrement que comme tortionnaire. Après avoir tout observé depuis les yeux de l’enfant victime, un nouvel angle de vue s’ajoute, tout voir depuis les yeux du bourreau de l’histoire. Ainsi ce papa en s’acharnant sur moi que remettait-il en scène? Sinon de vaines tentatives pour se libérer de ce qui l’avait rendu fou de douleur et de désespoir. Les exactions commises pendant la guerre en Algérie, et l’absence de reconnaissance de sa mère tout entière dévouée à son second enfant. En se défoulant sur moi, c’est en vérité le petit garçon qui hurlait en silence à l’intérieur de lui qu’il tentait de réduire au silence. Nous étions semblables lui et moi : certes du côté du pire en tant qu’esclaves de ces mécanismes, mais aussi du côté de la souffrance : nous étions “deux petits frères de souffrance”. La miséricorde à laquelle j’accédais me permettait de casser une fatalité générationnelle dont lui n’avait pu s’affranchir.

Ce parcours en miséricorde n’aurait pas été possible sans l’irruption fracassante de mon fils. Il a permis en s’éteignant que je me réveille, et que je trouve en moi le courage de rencontrer le “petit jean-luc handicapé du cœur et de la parole” dont j’ignorais tout. Cette route du pardon en psychanalyse corporelle a pour pierre angulaire l’expérience profonde où il n’y a plus ni bourreau ni victime. Une véritable résurrection s’opère au plus intime en s’affranchissant de ses plaies psychiques et en choisissant de nouveau la vie.

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